Savine Faupin, conservatrice au musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Villeneuve d’Ascq

La découverte et la connaissance de l’art brut sont le fruit d’engagements passionnés et de recherches entreprises depuis un siècle par des médecins psychiatres tout d’abord, rapidement rejoints par des artistes et des intellectuels. L’art brut apparaît en tant que phénomène artistique dans le champs que l’on a nommé jusque récemment l’ « art des fous », dès la fin du XIXème siècle, avec le développement des hôpitaux psychiatriques. Quelques médecins éclairés, généralement amateurs d’art, comme Jean-Marie Charcot, Cesare Lombroso, Marcel Réja, Hans Prinzhorn ou Gaston Ferdière, reconnaissent dans les productions artistiques de certains malades mentaux, une dimension créatrice une force d’expression qui excèdent largement la valeur symptomatologique qui leur était généralement attribuée. Des projets de musées sont formés très tôt par certains de ces médecins.

Puis des artistes s’engagent dans la même voie: Paul Klee ; les surréalistes, parmi lesquels André Breton, au premier chef, et Max Ernst, pour lesquels l’« art des fous » et les oeuvres médiumniques, qui sont part constitutive de l’art brut, ouvrent à des territoires mentaux situés en marge des voies balisées par la conscience et la rationalité. L’intérêt manifesté entre les deux guerres par ces expressions s’inscrit dans un contexte général d’ouverture à l’altérité au relativisme culturel, marqué par la constitution de la science ethnologique. Jean Dubuffet s’y intéresse  aussi dès 1923 et invente, pour nommer cet art, qui résiste à toute entreprise de définition globalisante et à tout effort taxinomique, le terme d’art brut. Puis il fonde, avec quelques proches, dont André Breton, Henri-Pierre Roché, Jean Paulhan ou Michel Tapié, la Compagnie de l’art brut, qui s’ouvre largement à côté des oeuvres des malades mentaux, à celles d’artistes travaillant en marge des circuits officiels. Dans une époque marquée de façon indélébile par les horreurs de la guerre exterminatrice, la mise en avant des phénomènes art brut a correspondu, en parallèle à l’élaboration de nouvelles formes d’abstraction, à la recherche d’espaces neufs de liberté, exempts du poids d’une culture vécue comme « asphyxiante », ainsi qu’à la quête de territoires vierges de toute forme de barbarie et porteurs, aux yeux de certains, d’un rêve originaire. Un certain nombre d’artistes se passionnèrent et se passionnent actuellement pour l’art brut, Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Arnulf Rainer ou Annette Messager et Robert Combas.

La vaste entreprise de Jean Dubuffet est à présent inscrite dans l’histoire de l’art et la recherche scientifique commence à se structurer, nourrie  de contributions pluridisciplinaires d’écrivains, d’historiens d’art, de médecins psychiatres et de psychanalystes, de sociologues, d’anthropologues… Des champs nouveaux  d’expressions où l’art brut se manifeste, écriture, musique, cinéma, photographie, commencent à être approchés. L’art brut semble sortir d’un ghetto où il cheminait en parallèle à l’art de son époque pour devenir part intégrante de celui-ci. Le regard contemporain ne peut en aucun cas le considérer, au nom d’un enracinement originel et d’une dimension rédemptrice supposés, comme une alternative à un art élaboré, réfléchi, chargé des interrogations et de la complexité de son temps. Il ne peut pas non plus se nourrir seulement de son altérité. Artistes de l’art brut, artistes du monde de l’art, ces catégories doivent en effet faire l’objet d’une remise en question, tant du point de vue des critères d’évaluation que des entreprises patrimoniales. En ébranlant de façon flagrante la conception encore dominante d’un art produit par de grandes figures créatrices et d’une histoire de l’art construite à partir de ses grands noms, l’intégration de l’art brut à l’histoire de l’art ouvre un large champ de réflexion pour les décennies à venir. Que l’artiste soit « absent », pour reprendre le titre d’une exposition montrée en 1986 au musée d’art moderne Bruxelles, ou que l’artiste se nomme, chacun participe, pour sa part, à la constitution de l’imaginaire contemporain.