Jano Pesset

Né le 3 août 1936 à Saintes puis élevé par sa grand-mère à Orgibet, un petit village d’Ariège, pendant la guerre, Jano Pesset passe une bonne partie de son enfance à la campagne où il garde les vaches et observe la nature. A la Libération, il va rejoindre sa mère, employée de banque à Bordeaux où il passe son Certificat d’études puis un CAP d’ajusteur. Mais il aura beaucoup de mal à se réadapter à la vie urbaine et au travail imposé. En 1954, il fait son service militaire puis vient chercher un emploi à Paris, en 1957, à 21ans. Il y sera successivement ajusteur, «intervalliste » aux studios Jean Image, manœuvre puis emballeur, agent technique et enfin chef magasinier.
Parallèlement Jano Pesset dessine et peint depuis toujours, cherchant un style qui célèbre le monde populaire mais sans retomber dans l’art populaire traditionnel. En 1968, il rencontre et épouse Loli, brodeuse espagnole dont il a un fils, Sylvain, l’année suivante. Cette année- là, il lit beaucoup, analyse, réfléchit et découvre « Asphyxiante culture » de Jean Dubuffet qui devient son bréviaire. A une rétrospective de Picasso où figure la célèbre tête de vache faite d’une selle de vélo et d’un guidon, il découvre également avec surprise que l’art peut être dérision. Il se met alors à travailler le lierre, matériau pauvre, tordu, rejeté dont les tiges sinueuses jouent le rôle du dessin en remplaçant le trait dans ses assemblages. Il exposa ses premières œuvres à l’Atelier Jacob en 1977 puis participe aux « Singuliers de l’Art » et à l’exposition des « Outsiders » à Londres l’année suivante. Il est resté depuis très attaché à la Fabuloserie où figure la majeure partie de sa production. Réalisés entièrement en bois de lierre et noisetier teinté ou peint, les assemblages de Jano Pesset réunissent toujours dans un ou plusieurs décors des ensembles de petits personnages et ils sont un caractère narratif prononcé que soulignent d’assez abondantes inscriptions disposées dans des phlyctènes. L’humour et la satire y prédominent. Après « La mère possessive » ou «L’Instinctellectuel », le dernier en date s’appelait « Le déserteur de l’utile ».
Jano Pesset habite et travaille dans la vallée de Chevreuse.

Laurent Danchin, historien d’art , spécialiste de l’Art Brut.

Jano Pesset

Jean de Ritou, l’homme empaillé de rêves
par Jano Pesset

L’hiver ne frimait plus. C’était à cette époque, quand la sève grimpait aux arbres, que je choisissais des branchottes de frêne pour me faire des sifflets. Je tapotais avec le manche de mon Opinel sur l’écorce pour la décoller de l’aubier, je faisais une encoche, glissais un petit pois…et chiche qu’en soufflant par l’embout, un train s’ébranlerait dans ma tête ?

Derrière moi, je laissais le village de Saint-Jean, sa petite chapelle Sainte-Geneviève avec son clocher tout édenté – il ne lui restait plus qu’une cloche – était-elle encore là pour Dieu ou la petite souris ?

Je m’enfonçais sur une sente emmaillotée d’ombre, un ruisselet d’argent se la coulait douce tout en lui caressant les côtes. Le jour s’était levé du bon pied et de l’œil qu’il fallait… celui que venait de faire le soleil, en se mirant dans le milieu d’une flaque d’eau, restée de la dernière pluie… peut-être pour lui permettre de voir d’où elle était tombée ! Un rai de lumière venait de s’en prendre à mes yeux, après avoir ricoché sur un amoncellement d’objets hétéroclites.

Des bidules, machins, trucs, zinzins accrochés, entortillés, enguirlandaient buissons et haies, ou se dressaient en reposoirs au pied des arbres. Pourquoi la nature si belle en ces lieux devait-elle recevoir un tel accoutrement ? Ces agencements dépassaient l’entendement. Etait-ce là l’ombilic d’un monde ancien ou à venir ?

Le hasard ne pouvait pas être de la partie.  Prévert nous avait bien prévenus : Qu’il n’en faisait qu’à sa tête, mais qu’au reste il n’y touchait pas !

Nous étions ici sur des terres à croyances ferrugineuses !… Jusqu’à même dans les cieux, les sorcières continuaient de balayer…devant les portes qui restaient. Quelles raisons ou déraisons de la nature ou doux rêveurs en mal de terre les poussaient à s’assouvir de la sorte. Squattée par des nœuds d’interrogations, ma tête ne m’appartenait plus. Il ne me restait plus qu’à tirer le bon fil, pour pelotonner mes idées…l’une d’elle me ramenait à moi…

Galey

C’est par une personne rencontrée dans les parages, que j’étais instruit sur l’origine de ces aménagements et de son auteur qui s’emmaisonnait à l’entrée du plus proche village. Des dires patoisés glissés dans mes oreilles, je traduisais que c’en était encore un qui n’en faisait qu’à sa tête, mais que celle-ci ne savait pas quoi en faire !… et c’est alors que ses mains venaient sursoir à ce hiatus. Comme pour me signaler la présence de quelques maisons, coiffées de bérets d’ardoises, au loin une petite église doigtait son clocher vers le ciel. Je talonnais depuis un bon nombre de pas quand un amas d’objets au pied d’un arbre m’énucléa les yeux !

Je tâtonnais dans « l’augure », le point final de mon parcours et par là-même celui de mes interrogations. J’obliquais vers une maison, nidifiée par un agglomérat de bric et de broc, elle semblait couver…sans savoir s’il y avait de quoi ! Dans la cour, une dame d’un âge à bien porter ses certitudes vaquait à ses occupations.

Je m’avançais vers elle, déployant ma panoplie d’amabilité, jusqu’à faire usage de quelques mots dans le jargon du pays pour la rassurer. La conversation s’engagea. Devant mon émerveillement et captivé que j’étais par son récit, Marie, tel était son prénom, me tarissait pas dans le débit de ses joyeusetés subies ! Bref, nous devisions sur le pourquoi de tout ça, quand, dans la pénombre de l’encadrement de la porte, apparut le profil d’un visage qui vint se préciser au jour lentement, comme l’avancement d’un grillon qui répondrait aux gratrouillis d’une paille quand on veut le faire sortir de son trou. C’est ainsi que m’apparut Jean Bordes, plus connu dans le village par son sobriquet Jean de Ritou.

Une déferlante de coups du sort atteignait cet enfant naturel ;  à l’âge de trois ans, la fièvre typhoïde l’occupait lui laissant quelques restes. Il avait cinq ans quand sa mère mourut, et  dans sa douzième année son oncle qui l’avait recueilli se faisait à son tour cueillir sur l’une des branches de son arbre généalogique. C’est à ce moment-là, en 1955, que sa cousine germaine, Marie Lafforgue, née Bordes, le prenait en charge avec son époux dans leur fermette à Galey (Ariège).

Marie Lafforgue et Jean

Peu de temps scolarisé, il ne parlait qu’en patois et s’accompagnait de beaucoup de gestes, montrant tout du doigt pour se faire comprendre…En été comme en hiver, c’est dans des bottes remplies de foin qu’il glissait ses pieds mal formés. Ses chaussettes étaient attachées avec des cordes. Si nous avions donné la parole à ses vêtements, ils nous auraient confirmé qu’ils étaient plus d’hier que d’aujourd’hui…

Il s’adonnait à de menus travaux : faire les foins, garder les vaches, chercher quelques fagots de bois, mais sa principale occupation c’était d’aller en cachette faire la virée des dépotoirs, ici, dans l’idiome du pays nous disons « bousiers » un de ces endroits où les choses sont vouées à l’oubli, la décomposition, le rien.

Commençait alors à poindre son originalité. Jean de Ritou venait s’offrir des présents dans le passé des autres. Il ramassait des objets de rebut : boîtes métalliques, de camembert, plaquettes vides de médicaments, capsules et bouchons de bouteilles, des réveils devenus oublieux du temps.

Il s’en remplissait les poches, son blouson, glissait les petits restes sous son béret.  Le retour se faisait en marche à reculons, tirant un fagot d’objets volumineux. Sa démarche lente lui faisait raser les haies et les murs, comme s’il voulait s’effacer du paysage. Arrivé à la maison, il se libérait de sa glane sur l’un des précédents amoncellements qui n’en attendait pas moins la gueule ouverte. Ainsi le temps aidant, furent investis les pourtours de la maison,  le jardin, le poulailler, la lapinière, jusque sous son lit, au milieu de sa petite chambre… Le contenu du blouson ne serait allégé que plus tard. Un bras continûment replié en soutenait l’excroissance. Il avait le port semblable à celui d’une femme en espoir d’enfant. Mais, Jean de Ritou, de quoi allait-il accoucher ?

Le soir venu, Jean allait s’asseoir devant la cheminée. C’est alors que tous ces trucs, machines, choses éviscérées de leur cachette, avec de la corde, des ficelles, du fil de fer, ses mains arachnéennes allaient les rafistoler, entremêler, assembler, fagotter  pour leur donner des formes rustiques, rudimentaires. Les couvercles des boîtes faisant office de roues ou de poulies, un tube de médicaments, une cartouche usagée emboîtée sur le canon d’un vieux pistolet pour enfant devenaient des projectiles.

Il confectionnait de petits croisillons avec des branches de noisetier qu’il appelait des « roudets » et qui, accrochés aux arbres devaient lui rappeler les ailes d’un moulin à vent, ou les pales de cet autre que les enfants faisaient tourner dans les eaux des rigoles…Lui, Jean de Ritou, moulinait au rythme de ses désirs. Il partait avec du dérisoire dans un voyage aléatoire. Savait il qu’il allait donner à de l’éphémère un goût d’éternité ? Il collectait aussi des images d’autos, camions, avions, bateaux déchirés sur des journaux, revues, livres ayant survécu aux outrages du temps. Les trains qui faisaient de la fumée l’attiraient bien plus que les nouveaux qui ressemblaient à des truites ! disait-il.

Si d’aventure des gens bien intentionnés s’avisaient de lui offrir un jouet tout neuf, ils s’assujettissaient à un refus, c’était un…tout vieux qu’il voulait. La possession commençait par la rencontre, jouissive, de l’objet, égale à la cueillette d’un champignon dans un bois.

Ce n’était pas la raison qui le guidait mais la passion et c’était à ces moments, que l’on croyait perdus, qu’il fabriquait les jouets qu’il n’avait jamais eus dans son enfance. Cet orphelin de la normalité avait su se faire tout petit pour mieux abriter ses rêves. Dans ces contrées, le soir de Noël, le sabot que nous mettions près de la cheminée allait dès le lendemain poursuivre ses humanités dans le bassin de la fontaine, en guise de bateau ! Ici, le Père Noël ne risquait pas de se faire avaler tout cru par une cheminée tant l’époque était hostile à ce genre d’acheminement !

jouet fabriqué par Jean

En période de guerre, les autos se colimaçonnaient au gazogène par manque d’essence, leurs roues bourraient de paille ne manquaient pas d’air mais de rustines . On se fabriquait des « autrement » . Jean de Ritou n’avait pas la mesure pour aller jusqu’au bout, alors lui aussi s’empaillait…des restes. Un tas de temps se reposait au fond du sablier avant qu’on ne le retourne. C’était  celui qui s’était égrené avant que je revienne sur le lieu de ma découverte. Un ami de longue date, Claude Lafforgue m’apprenait le décès de Jean de Ritou ainsi que de celui de son oncle, propriétaire de la maison. Quand à Marie, elle était en maison de retraite. Il incombait à mon ami la charge de nettoiement de la propriété avant sa mise en vente. Il pensait ramener les déchets, ainsi que les assemblages, de là où ils étaient venus. Je faisais tout pour l’en dissuader. Pour moi c’était le témoignage d’un vécu, dans un langage de rechange, et qu’il méritait d’être encore vu et entendu… Au printemps 1988, j’emmenai une partie des pièces à la Fabuloserie. Je revois encore Alain Bourbonnais, à mon arrivée, se lisser les pointes de sa moustache et s’esclaffer : C’est le bout du quai !