Psychologue clinicienne et psychothérapeute d’enfants
Jean Bordes, comme nous, à sa façon
Chimères et cheminement
Inlassablement, il marche.
De la maison de Matiloun où il vit, jusqu’au Campas en passant par le Ladrix et le Mesquin.
Jamais en traversant le village.
De la maison de Matiloun au pont du Louzadech en suivant peut-être la route, il vient passer là des journées entières.
Il va faire un tour à la décharge d’Orgibet.
Il va souvent sur le chemin du Château retrouver la maison de Patene.
Dans quelque talus, il vient parler aux renards.
On dit même qu’il descend jusqu’à la décharge d’Augirein, le village de son enfance.
Les pas dans ses propres pas, sur ces « sentiers dans le sentier » que la force de sa déambulation incessante a tracés.
Il marche sur nos traces mais il y fait son propre chemin.

La carte de ses déplacements, c’est le début non verbal du récit de son histoire.
Tous se souviennent l’avoir croisé, ou évité. Certains lui ont parlé, quelques-uns ont entretenu avec lui un échange suivi, répétitif, simple.
Inlassablement, il marche, dans cette nature éminemment poétique. Le sait-il? Il n’en connait pas d’autre. Nulle conscience, nul commentaire, il est immergé. Tout entier imprégné de ses bienfaits, il l’effleure, haut perché dans ses bottes, cette mère Nature, il la respire, il l’arpente, l’éprouve, il la pare, il l’aime, elle est à lui.
Inlassablement, il marche, trace des lignes sur cette terre rocailleuse et herbue, sur cette terre qu’il va sans le savoir borner avec ce que l’on pourrait appeler des points de chute :
le Campas, la maison de Patène, le pont du Louzadech.

Au Campas, sans relâche, il ramasse, il ramasse ce qui n’est plus à personne, ce que plus personne ne veut, ce dont on se débarrasse, le surplus, l’inutile, ce qui est destiné à être détruit, le détritus, il garde le dur, le dur en fer le plus souvent, le mou il l’abandonne à la décomposition
Il ramasse et trie, il trie à nouveau ce qui a déjà été trié.
Il trie car il sait ce qu’il veut garder lui aussi, il se dit qu’on ne peut pas tout garder, lui aussi, il se dit qu’il faut bien jeter.
Mais pas trop, pas trop jeter, car « ça peut toujours servir ».
Il choisit le fer, le bois un peu, il aime bien ce qui est rond et qui roule.
Ils sont deux au moins à se rendre au dépôt d’ordures et à y tenir un véritable chantier.
Se croisent-ils, se disputent-ils les trouvailles ou les partagent-ils ?
Qui n’a pas été tenté par la récupération ?
Combien d’artistes partent de cette matière jetée ou abandonnée, cette matière qui parle à notre créativité !
Ni sac, ni besace, son blouson bien fermé forme une poche sur son torse, enveloppe fiable pour transporter ses trouvailles.
Le voilà grossi en quelque sorte, augmenté de tous ces appendices récoltés.
Ces détritus, ces « débritus », il les sortira de lui, de cette poche improvisée et de sa poche intérieure où se fabriquent les rêves. Il les sortira de lui car ses trouvailles sont siennes et « l’obligent ».
Il va leur donner une autre vie.
Il sauve de l’oubli du dépotoir et magnifie sur ses chemins ces objets dont les villageois ne veulent plus, ces « objets pour rien » qui « donnent une cohérence » à son espace de vie.
Ces matériaux de récupération, il les expose, les dispose sur ses sentiers, dans les haies, dans les arbres, accrochés, suspendus, amoncelés. Il les recrée en quelque sorte. C’est ce qui a alerté Jano Pesset, premiers indices qu’il se passait là quelque chose d’inhabituel.

Dans le creux arrondi du pylône, il dépose une de ses trouvailles, offrande à l’autel d’on ne sait quelle divinité, celle qu’au fond de lui il vénère sans conscience.
Dans la haie, habilement posées à l’horizontale, trois tôles ondulées font un toit pour l’herbe.
Là, il les amoncelle, cherchant, peut être, une première forme.
Plus loin, une insolite suspension à un arbre attire le regard.
Ses pas qui tracent des trajectoires si justement appelées « ligne d’erre » pour un autre semblable, ces bornes qui disent qu’au delà ce n’est plus là et ces détritus qu’il fait siens et qu’il dispose, ces trois injonctions marcher, borner, récupérer désigneront son domaine, son royaume peut-être.

Jean en ses terres, arpentant, thésaurisant, bâtissant, vénérant.
Tout contre la ferme qui l’accueille pour le gîte et le couvert, tout contre le village qu’il ne traverse jamais, il a bâti comme il nous arrive à tous de le faire son « contre espace » ainsi que le désigne pour nous le philosophe Michel Foucault.

Pieds et mains déliés et reliés,il avance sur les premières marches de son palais imaginaire
Plus loin, plus tard à la ferme et surtout à la maison de Patène, il construira un objet. Le soir venu, il assemble, cloue, lie avec des ficelles
D’arpenteur décorateur, il se fait bricoleur d’objet .
Il va puiser ses images dans ce qui fait culture pour lui les camions, les trains, les gros véhicules, il déteste les petits. Mais il ne copie pas. Copier cela ne l’intéresse pas, c’est en lui qu’il va puiser, là où ses rêves sont en effervescence, là où sa machine intérieure s’emballe peut-être, là où ça tourne dans sa tête comme les roudets. Ces machines, c’est lui, ce ne sont pas des œuvres d’art,
tout cela lui est étranger.
Quelle jubilation de faire tourner ces hélices,de traîner ces véhicules sur ce sol chaotique, de brandir vers la montagne cette arme inoffensive menaçant des assaillants invisibles, d’imprimer à la montagne, à l’herbe, à la haie, à la terre, au talus, au pylône, à la cour, à la chambre, à la grange, à la ruine… ces objets chimériques.
Bien avant de devenir une œuvre d’art, un objet créé est une nécessité, une urgence de vie psychique.
Jean, rien ne peut l’arrêter ni le détourner, il obéit à une force intérieure.
Nulle incitation ni commande, si ce n’est celle de ces « débritus » auxquels sa pulsion créatrice se doit d’obéir.
Il ne coupera pas les bien trop longues ficelles. Entortillées, elles viennent former un appendice chimérique sur ces constructions que son imaginaire fait tenir.
Ces objets, c’est lui et lui seul qui les fait. Ils sont lui.
Ces objets, c’est lui, c’est lui reconstruit, ficelé, entortillé, lui qui tient la route.
Des sentiers aux différents dépôts d’ordures, de la maison de Patène à la maison de Matiloun, des objets marqueurs de royaume aux objets chimériques, ignorant les normes et la bonne réputation,loin de toute institution asilaire, laissant libre cours à l’humaine pulsion créatrice seule capable de redonner vie à un psychisme abîmé, Jean s’est soigné, tout seul ou presque.
Au même moment, non loin de Galey, l’hôpital psychiatrique de Saint Lizier recueille dans des conditions sordides des enfants comme celui qu’il a été. Il aurait pu y être « déplacé » s’il ne s’était enfui sur la route qui le ramenait à son royaume.
Intuition vitale qui fut la sienne.
Admirable générosité d’Henri et Marinette qui comprirent, sans l’aide de quiconque, le message et qui en assumèrent le pacte irréversible leur vie durant.
Au même moment aussi, bien loin de là, la clinique de la borde et son inconditionnelle prise en compte de l’expression esthétique des malades par les médecins, les accompagnants,les poètes, les artistes de passage qui, dans la lignée de leurs prédécesseurs, mettent en valeur les productions des malades.
Reconnues non par un psychiatre mais par un artiste au hasard de ses promenades sur ces sentiers, les productions de Jean Bordes iront rejoindre celles des ses frères à l’humanité différente, à l’humanité « à leur façon ».
Mais cela, il ne le saura jamais, ce n’était pas son propos.
Pour moi qui l’ai enfin rencontré il rejoint non pas un musée mais la constellation de tous ceux dont je suis qui, dans les ateliers de création, véritables « contre-espaces » à nos vies trop contraintes, créent pour survivre ou pour ne pas perdre le goût de la vie.
Il prend place, après cette réflexion entre amis, dans ce qui restera pour moi une question à jamais ouverte et définitivement sans réponse sur l’enfermement de la folie.
Notes
Débritus néologisme inventé par Gaston Chaissac
Lignes d’erre ,Objets pour rien, deux concepts empruntés à Fernand Deligny
Contre espace concept emprunté à Michel Foucault